• MONDE ET PANTALONS-ILS ATTENDENT QU'ON LES SORTE DE LÀ

    Patrick Saytour 2013

    Le Monde et le Pantalon,

    LE CLIENT : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.
    LE TAILLEUR : Mais, monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon.

    Claude Caillol Circa 2004

    Pour commencer, parlons d’autre chose, parlons de doutes anciens,
    tombés dans l’oubli, ou résorbés dans des choix qui n’en ont cure, dans ce
    qu’il est convenu d’appeler des chefs-d’oeuvre, des navets et des oeuvres de
    mérite.
    Doutes d’amateur, bien entendu, d’amateur bien sage, tel que les pein-
    tres le rêvent, qui arrive les bras ballants et les bras ballants s’en va, la tête
    lourde de ce qu’il a cru entrevoir.
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    Quelle rigolade les soucis de l’exécutant, à côté des affres de l’amateur, que
    notre iconographie de quatre sous a gavé de dates, de périodes, d’écoles,
    d’influences, et qui sait distinguer, tellement il est sage, entre une gouache
    et une aquarelle, et qui de temps entemps croit deviner ce qu’il aime, tout
    en gardant l’esprit ouvert. Car il s’imagine, le pauvre, que rien de ce qui est
    peinture ne doit lui rester étranger. Ne parlons pas de la critique pro-
    prement dite. La meilleure, celle d’un Fromentin, d’un Grohmann, d’un
    McGreevy, d’un Sauerlandt, c’est de l’Amiel. Des hystérectomies à la
    truelle. Et comment en serait-il autrement ? Peuvent-ils seulement citer ?
    Quand Grohmann démontre chez Kandinsky des réminiscences du gra-
    phique mongol, quand McGreevy rapproche si justement Yeats de Wat-
    teau, où vont les rayons ? Quand Sauerlandt se prononce, avec finesse et
    – soyons justes – parcimonie, sur le cas du grand peintre inconnu qu’est
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    Bellmer, où cela retombe-t-il ? Das geht mich nicht an, disait Bellmer, que
    les écrits de Herr Heidegger faisaient cruellement souffrir. Il le disait fort
    modestement. Ou alors, on fait de l’esthétique gé-
    nérale, comme Lessing. C’est un jeu charmant.
    Ou alors on fait de l’anecdote, comme Vasari et Harper’s Magazine.
    Ou alors on fait des catalogues raisonnés, comme Smith.
    Ou alors on se livre franchement à un bavardage désagréable et confus.
    C’est le cas ici.
    Avec les mots on ne fait que se raconter. Eux-mêmes les lexicogra-
    phes se déboutonnent. Et jusque dans le confessionnal on se trahit.
    Ne pourrait-on attenter à la pudeur ailleurs que sur ces surfaces peintes
    presque toujours avec amour et souvent avec soin, et qui elles-mêmes sont
    des aveux ? Il semble que non. Les copulations contre nature sont très
    cotées, parmi les amateurs du beau et
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    du rare. Il n’y a qu’à s’incliner devant le savoir-vivre.
    Achevé, tout neuf, le tableau est là, un non-sens. Car ce n’est encore qu’un
    tableau, il ne vit encore que de la vie des lignes et des couleurs, ne s’est
    offert qu’à son auteur. Rendez-vous compte de sa situation. Il attend, qu’on
    le sorte de là. Il attend les yeux, les yeux qui, pendant des siècles, car c’est
    un tableau d’avenir, vont le charger, le noircir, de la seule vie qui compte,
    celle des bipèdes sans plumes. Il finira par en crever. Peu importe. On le ra-
    fistolera. On le rabibochera. On lui cachera le sexe et on lui soutiendra la
    gorge. On lui foutra un gigot à la place de la fesse, comme on l’a fait pour
    la Vénus de Giorgione à Dresde. Il connaîtra les caves et les plafonds. On
    lui tombera dessus avec des parapluies et des crachats, comme on l’a fait pour
    le Lurçat à Dublin. Si c’est une fresque de cinq mètres de haut sur vingt-cinq
    de long, on l’enfermera dans une serre à tomates, ayant préalablement eu le
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    soin d’en aviver les couleurs avec de l’acide azotique, comme on l’a fait
    pour le Triomphe de César de Mantegna à Hampton Court. Chaque fois
    que les Allemands n’auront pas le temps de le déménager, il se transfor-
    mera en champignon dans un garage abandonné. Si c’est un Judith Leyster,
    on le donnera à Hals. Si c’est un Giorgione et qu’il soit trop tôt pour le
    donner encore au Titien, on le donnera à Dosso Dossi (Hanovre). Monsieur
    Berenson s’expliquera dessus. Il aura vécu, et répandu de la joie.
    Ceci explique pourquoi les tableaux ont tellement meilleure mine au musée
    que chez le particulier.
    Ceci explique pourquoi Le Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac est à tant
    de chevets. L’oeuvre soustraite au jugement des hommes finit par expirer,
    dans d’effroyables supplices. L’oeuvre considérée comme création pure, et
    dont la fonction s’arrête avec la genèse, est vouée au néant.
    Un seul amateur (éclairé) l’aurait
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    sauvée. Un seul de ces messieurs au visage creusé par les enthousiasmes
    sans garantie, aux pieds aplatis par des stations innombrables, aux doigts usés
    par des catalogues à cinquante francs, qui regardent d’abord de loin, ensuite
    de près, et qui consultent du pouce, dans les cas particulièrement épineux,
    le relief de l’impasto. Car il n’est pas question ici de l’animal grotesque et
    méprisable dont le spectre hante les ateliers, comme celui du tapir les tur-
    nes normaliennes, mais bien de l’inoffensif loufoque qui court, comme
    d’autres au cinéma, dans les galeries, au musée et jusque dans les églises
    avec l’espoir – tenez-vous bien – de jouir. Il ne veut pas s’instruire, le co-
    chon, ni devenir meilleur. Il ne pensequ’à son plaisir.
    C’est lui qui justifie l’existence de la peinture en tant que chose publique.
    Je lui dédie les présents propos, si bien faits pour l’obnubiler davantage.
    Il ne demande qu’à jouir. L’impossible est fait pour l’en empêcher.
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    Extrait du texte de de Samuel Beckett : Le Monde et le Pantalon

    - Le Monde et le Pantalon : écrit en français au début de 1945, à l'occasion des expositions d’Abraham et de Gerardus van Velde respectivement aux galeries Mai et Maeght. Première publication sous le titre « La peinture des van Velde ou Le monde et le pantalon », dans la revue Les Cahiers d’Art, 1945-1946, avec six reproductions noir et blanc d’Abraham van Velde et neuf de Gerardus. Son titre vient d’une plaisanterie reprise en 1957 dans Fin de partie et citée en exergue.

    Go Soft Philip 2012

    "J'ai dit tout ce que j'avais à dire sur la peinture des frères van Velde dans le dernier numéro des Cahiers d'art (à moins qu'il n'yen ait eu un autre depuis) . Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai dit à cet endroit. C'était peu, c'était trop, et je n'ai rien à y ajouter. Heureusement il ne s'agit pas de dire ce qui n'a pas encore été dit, mais de redire, le plus souvent possible dans l'espace le plus réduit , ce qui a été dit déjà." Sic Samuel Beckett. texte Peintres de l’empêchement Derrière le miroir  n° 11-12 , juin 1948.

    - Le Monde et le Pantalon : écrit en français au début de 1945, à l'occasion des expositions d’Abraham et de Gerardus van Velde respectivement aux galeries Mai et Maeght. Première publication sous le titre « La peinture des van Velde ou Le monde et le pantalon », dans la revue Les Cahiers d’Art, 1945-1946, avec six reproductions noir et blanc d’Abraham van Velde et neuf de Gerardus. Son titre vient d’une plaisanterie reprise en 1957 dans Fin de partie et citée en exergue - See more at: http://vitrine.edenlivres.fr/publications/38801-le-monde-et-le-pantalon-suivi-de-peintres-de-l-empechement#sthash.9WrgxnKq.dpuf
    - Le Monde et le Pantalon : écrit en français au début de 1945, à l'occasion des expositions d’Abraham et de Gerardus van Velde respectivement aux galeries Mai et Maeght. Première publication sous le titre « La peinture des van Velde ou Le monde et le pantalon », dans la revue Les Cahiers d’Art, 1945-1946, avec six reproductions noir et blanc d’Abraham van Velde et neuf de Gerardus. Son titre vient d’une plaisanterie reprise en 1957 dans Fin de partie et citée en exergue - See more at: http://vitrine.edenlivres.fr/publications/38801-le-monde-et-le-pantalon-suivi-de-peintres-de-l-empechement#sthash.9WrgxnKq.dpuf

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    pour la présente édition électronique.www.leseditionsdeminuit.fr
    ISBN : 9782707330512

    Là-Bas poèmes extrait de Peste soit de l’horoscope et autres poèmes de Samuel Beckett
    Lu par Laurent Natrella

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    Jean-Marc Andrieu 2013

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